Slate.fr | 31 juillet 2023 | Monde

Les maladies liées aux particules fines explosent dans la capitale du Liban, l’une des villes les plus polluées de la région. En cause: la crise, le réchauffement climatique… et la politique. 

Alors qu’une vague caniculaire s’abat sur le monde, avec des températures globales les plus élevées de l’histoire moderne, la capitale libanaise se prépare à la fournaise. Avec des pics d’humidité grimpant à 100%, l’air colle à la peau et les poumons se serrent. Quand le thermomètre affiche 30°C, les Beyrouthins en ressentent 40. Or, les espaces verts communs manquent cruellement: deux petits parcs publics se font concurrence pour presque trois millions d’habitants. Le bord de mer, lui, est entièrement bétonné –une seule plage publique, polluée, permet aux enfants de s’égayer.

Pourtant, le pire n’est peut-être pas la chaleur, mais la pollution –notamment les particules fines qui se retrouvent piégées par l’humidité de l’air. «Lorsque j’ai récemment rendu visite à mes parents à Beyrouth, j’ai été choquée: dans leur appartement, une poussière noire s’accumulait sur le sol, sur les rebords des fenêtres, partout», raconte Sarah Safieddine, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à la Sorbonne-Université, jointe par téléphone. «J’ose à peine imaginer ce que cela doit être dans leurs poumons!», s’indigne la chercheuse franco-libanaise. La faute, entre autres, aux générateurs électriques privés –de petits mais bruyants moteurs, qui brûlent de l’essence pour fournir de l’électricité.

En raison de la crise économique qui frappe le pays depuis l’hiver 2019, l’approvisionnement public par Électricité du Liban (EDL) s’est effondré: il ne peut plus fournir que quatre heures d’électricité par jour. D’un produit de luxe réservé aux habitants les plus aisés, les générateurs sont donc devenus le quotidien de la plupart des Libanais. Aujourd’hui, rien qu’à Beyrouth, au moins 9.000 d’entre eux ronronnent presque 24 heures sur 24.

«La catastrophe est due au fait qu’ils brûlent des huiles lourdes, qui sont extrêmement toxiques», explique Najat Saliba, chercheuse en environnement, activiste, professeure de chimie à l’université américaine de Beyrouth et élue de l’opposition au Parlement libanais. Surtout, les fumées libèrent une grande quantité de particules fines, qui se mélangent au sang et empoisonnent le corps: la surutilisation des générateurs entraînerait environ 3.000 maladies pulmonaires chroniques, 550 cas de cancer et 800 millions de dollars de dépenses supplémentaires par an en matière de santé.

L’un des pays les plus pollués de la Méditerranée

«J’ai contracté de l’asthme, juste en restant un mois et demi au Liban cet été», s’indigne Noura Bakkar, une jeune Libanaise qui vit à Lyon. «Je marchais beaucoup dans les rues de Beyrouth et j’ai vraiment senti que le climat me faisait suffoquer.» Nous avons recueilli de nombreux témoignages concordants. Élise Diana, une étudiante française ayant vécu à Beyrouth en 2019-2020, a même dû être hospitalisée. «Ils m’ont mise sous oxygène tellement mon asthme s’était aggravé. J’ai eu une inflammation des bronches, je respirais mal, j’avais mal», se souvient-elle, tout en s’inquiétant pour les personnes n’ayant pas accès aux soins, dans un pays où le secteur de la santé est cher et hautement privatisé.

Selon un rapport de la branche régionale de Greenpeace publié en 2020, la pollution de l’air au Liban cause chaque année des dommages à hauteur de 1,4 milliard de dollars, soit environ 2% du PIB.

Les chiffres sont alarmants: la concentration de particules fines à Beyrouth serait cinquante-deux fois supérieure aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, selon une étude en train d’être menée par Najat Saliba et son équipe. Si bien qu’un rapport accablant de l’ONU de 2020 lie plus de 11.000 décès prématurés par an à la pollution de l’air à Beyrouth.

Pour autant, les générateurs ne sont que la pointe visible de l’iceberg. «L’explosion des émissions dues aux générateurs ne fait que mettre en lumière un problème qui existe depuis des décennies», affirme Sarah Safieddine. La circulation automobile est le principal responsable de la pollution de l’air dans le pays: depuis la suppression des transports publics après la guerre civile de 1975-1990, les Libanais sont obligés d’utiliser des voitures souvent vieillissantes et polluantes. À cela s’ajoutent les zones industrielles, les cimenteries et les usines d’incinération des déchets. «Tout cela contribue à faire du Liban l’un des pays les plus pollués du Moyen-Orient, malgré l’air marin et la présence de nombreuses forêts et montagnes», soupire Sarah Safieddine.

Entre changement climatique et effondrement économique

En outre, le changement climatique touche particulièrement le pays. «Toute la région se réchauffera d’un degré et demi à trois degrés de plus que le reste du monde. Le petit Liban n’émet presque rien, mais il sera frappé de plein fouet», relate Sarah Safieddine. Les incendies de forêt et les sécheresses sont d’autres conséquences du changement climatique qui se font déjà sentir. «De nombreux animaux et plantes vont disparaître, ainsi que les cèdres qui font la renommée mondiale du Liban», prévient-elle.

La crise économique –l’une des pires au monde depuis 1850, selon la Banque mondiale– joue un rôle particulièrement grave: «Ni l’État ni la société n’ont les moyens de lutter contre le changement climatique et la pollution», affirme Vahakn Kabakian, conseiller en changement climatique auprès du Programme des Nations unies pour le développement, qui travaille en collaboration avec le ministère libanais de l’Environnement.

M. Kabakian salue la décision ministérielle publiée en février 2022, qui met à jour les normes de pollution de l’air. «Elle met enfin à jour une législation vieille de vingt ans et rend les normes beaucoup plus strictes», félicite-t-il, en soulignant qu’il existe des directives qui s’appliquent aux générateurs. Celles-ci concernent la hauteur de leurs cheminées en fonction de leur proximité avec les zones d’habitation, alors que peu d’entre eux sont équipés de filtres à particules. «Mais il reste encore beaucoup à faire, dit-il. C’est toujours la mise en œuvre et le financement de ces plans qui posent problème.»

Faire des profits avec la pollution de l’air

Sarah Safieddine, elle, s’avère plus critique à l’égard des autorités. «Chaque nouveau ministre propose un nouveau plan, si bien que les stratégies à long terme sont inexistantes», déclare-t-elle. «Le gouvernement ne s’intéresse guère aux questions de santé publique, et il est toujours guidé par des agendas économique ou politique.»

Plus particulièrement en cause: le système politique néolibéral du pays. «La pollution de l’air est un exemple de la corruption et du clientélisme qui règnent dans tous les domaines», critique un employé d’une grande ONG , souhaitant rester anonyme pour sa sécurité. «La politique énergétique a été libéralisée et divisée entre les mains des élites d’après-guerre dans les années 1990, permettant aux chefs des partis politiques de s’enrichir, sans jamais avoir à moderniser les infrastructures.»

L’exemple des générateurs est éloquent. «Au lieu de les réglementer par des normes, tous les politiciens font des profits sur la pollution.» Environ 9 milliards de dollars seraient encaissés chaque année par la «mafia des générateurs» et ses sponsors politiques. Ces nouveaux barons de l’énergie se partagent les quartiers des villes libanaises, décidant unilatéralement des tarifs, horaires et emplacements des générateurs. Une situation qui favorise l’envolée des prix, mais aussi de la pollution.

En attente de solutions, les Libanais sont livrés à eux-mêmes et achètent des panneaux solaires, créent de petits parcs publics ou luttent pour l’environnement. De quoi redonner un peu d’espoir dans cette crise invisible.

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